Par Justine Pierrard, Directrice de la Maison de la Nutrition

« Depuis que j’ai arrêté le lait de vache, je me sens vraiment mieux ! » Comment faire avec ces personnes qui sont convaincues et qui ont, de ce fait, un pouvoir de persuasion viral ? Jean-Marie BOURRE, membre de l’académie de médecine, et ancien directeur des Unités Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) de neuro-toxicologie, dans son article « contre-vérités et désinformations sur les aliments : l’exemple des produits laitiers »[1] traite des données alimentaires et nutritionnelles, sur les plans scientifiques et médicaux. Il présente les références favorables à la consommation de produits laitiers, notamment la méta-analyse « Calcium, dairy products ans osteoporosis »[2] (139 articles) et argumente, en faveur des produits laitiers, une à une, les affirmations selon lesquelles ils seraient défavorables à l’homme.

Cet article souhaite amener un regard sur les croyances. Selon Kant, il y a dans la croyance (Fürwahrhalten) les trois degrés suivants : l’opinion (Meinen), la foi (Glauben), et la science (Wissen) :

 « Lorsque notre croyance est telle qu’elle existe non-seulement pour nous, mais pour tout le monde, et que nous avons le droit de l’imposer aux autres, nous avons alors la science ou la certitude. Si la croyance n’est suffisante que pour nous, et que nous ne puissions l’imposer aux autres, c’est la foi ou la conviction. L’opinion est une croyance insuffisante et pour les autres et pour nous-mêmes. La science exclut l’opinion : ainsi dans les mathématiques pures il n’y a point d’opinion; il faut savoir, ou s’abstenir de tout jugement. Il en est de même des principes moraux : l’opinion que telle ou telle action est permise ne suffit pas, il faut savoir qu’elle l’est. La croyance produite par la raison spéculative n’a ni la faiblesse d’une opinion ni la force d’une certitude : c’est la foi; telle est l’espèce de croyance que comporte la théologie naturelle. »[3]

Pourquoi malgré les arguments scientifiques, certains individus, a minima, n’y croient pas, et à l’extrême, peuvent faire preuve de prosélytisme quant à leur croyance ?

Considérant les travaux de Raymond BOUDON, nous présenterons les explications des croyances (I), puis nous développerons comment contourner ces croyances lors des consultations ou des animations collectives (II).

 

I. Les explications aux croyances

Trois explications aux croyances sont présentées ici : les médias (1), les biais cognitifs (2) et le besoin de sens (3)

1. Les médias

  • Trop d’informations ?

Hélène ROMEYER a étudié la publicisation de la nutrition dans les médias.

« Si 36 sujets avaient été publiés entre 1994 et 1998 au total dans les deux quotidiens (Le Monde et Le Figaro), ils sont 376 entre 2009 et 2014. [] Or, en matière de santé, d’exposition aux risques, les PNNS viennent faire écho à de multiples crises sanitaires depuis les années 90. »[4]

 « Ainsi la corrélation risque/alimentation dans les deux quotidiens français est-elle en augmentation croissante depuis 1994. 623 articles faisaient état de cette corrélation entre 1994 et 1998, mais 1 944 articles seront diffusés avec cette corrélation entre 2009 et 2014 (source : Europresse). À titre de comparaison dans un titre tel que La Recherche, la notion de risque est présente dans 72 articles entre 1994 et 1998 et 73 articles entre 2009 et 2014. »[5]

L’auteure démontre que la prolifération des articles a engendré une plus grande recevabilité des discours sur les risques et les politiques nutritionnels.

  • Perte de confiance…

… dans les médias traditionnels

Les français s’informent par la télévision (46%), Internet (34%, mais 66% chez les moins de 35 ans), la radio (14%), la presse papier (5%) (Baromètre La Croix Kantar, 2021). Avec les réseaux sociaux, il n’y a jamais eu autant d’informations. Une étude IPSOS (institut de sondages et d’études par enquêtes) de 2019 affiche un contexte de méfiance grandissante vis-à-vis des médias traditionnels.

« L’étude Global Advisor, réalisée dans vingt-sept pays à travers le monde, montre une réelle défiance vis-à-vis des médias en France. Seuls 37% des Français disent avoir confiance dans la télévision et la radio, et 36% dans les journaux et les magazines. La proximité d’une source d’information semble être la seule à inspirer la confiance aux Français : ils sont plus d’1 sur 5 (26%) à reconnaître faire davantage confiance à une information venue d’une personne qu’ils connaissent personnellement. »[6]

Et parmi ces relations, certains individus ont « des idées sur tout et surtout des idées »[7]. Ce comportement, appelé ultracrépidarianisme, définit le fait de donner un avis sur des sujets sans avoir les compétences requises.[8] Cependant, ces discours participent à la démocratie. Pour R. BOUDON, il n’y a pas de vérité, le scepticisme fait sens pour le citoyen des sociétés « démocratiques ». [9]

Les réseaux sociaux et leurs fake news accentuent ce phénomène de perte de confiance. Rappelons les six clés de la vérification : source[10], crédibilité, date de publication, confirmation par d’autres médias fiables, prise en compte de ses propres biais, vérification des photos et légendes. Pour le sujet qui nous concerne, nous veillerons tout particulièrement à la source.

… en la science

Parmi les « défenseurs » des produits laitiers, un auteur peut être expert et lobbyiste. En recherchant de la bibliographie pour cet article sur un site de bibliothèque universitaire, nous trouvions :

Anthony FARDET et Yvette SOUSTRE, Une synthèse exhaustive des associations entre produits laitiers, obésité, diabète de type 2, maladies cardiovasculaires, cancers et facteurs de risque, Nutrition Clinique et Métabolisme, Volume 31, Issue 1, Février 2017, Page 70.

Anthony FARDET est consultant pour le Centre National Interprofessionnel de l’Économie Laitière (CNIEL).

Corinne MARMONIER, Victoria MAZÈRES, Brigitte COUDRAY, Contribution des produits laitiers aux apports nutritionnels dans la population adulte française, Nutrition Clinique et Métabolisme, Volume 32, Issue 4, novembre 2018, Page 338

B.MARMONIER est employée du CNIEL et Brigitte COUDRAY est employée du Centre de recherches et d’études nutritionnelles (CERIN). Cette structure est le département santé de l’interprofession des produits laitiers.

Les conflits d’intérêt sont mentionnés à la fin des articles, mais ils signifient que ces études sont soutenues par les professionnels du lait. Ces moyens financiers conduisent à une plus grande production de textes prônant la consommation de lait que l’inverse. Ce déséquilibre apporte également « du grain à moudre » aux personnes « anti produits laitiers ».*

 

2. Les biais cognitifs

John Stuart MILL, repris par Daniel KAHNEMAN écrit que « la pensée ordinaire serait victime de biais ».[11]

« Pour faire face à une situation ou un problème complexe, nous faisons appel à des mécanismes de réflexion qu’ils nomment « heuristiques » : ils ont pour but de simplifier le problème ou la situation. Si ces heuristiques nous permettent de « parvenir à une décision raisonnable dans un délai raisonnable » (A. Pouget), se confondant en cela avec l’intuition, elles sont aussi potentiellement génératrices d’erreurs de jugement multiples et se transforment dans ce cas en biais cognitifs, tels que :

〉 Le biais de représentativité : nous jugeons un cas particulier en fonction de cas plus généraux (stéréotypes) dont nous avons connaissance, ou encore nous considérons que ce qui s’est produit récemment peut se reproduire dans un futur proche avec une probabilité plus forte qu’en réalité. Nous anticipons dans ce cas une tendance là où il n’y en a pas.

〉 Le biais de disponibilité : pour réagir, nous nous basons sur les informations qui nous viennent le plus rapidement à l’esprit. La disponibilité mentale de faits récents, spectaculaires et/ou dramatiques nous amène à des réactions basées sur l’émotion plus que sur les faits.

〉 Le biais de cadrage : la manière dont on nous présente les choses influence nos réactions. Ainsi, nous préférons manger un hamburger composé à 75 % de viande maigre qu’à 25 % de viande grasse… (de Brabandère, Mikolajczak). »[12]

Ainsi, même si les études scientifiques prouvent le contraire, les biais cognitifs perturbent nos analyses et nos décisions. Le seul moyen de les déjouer et de les identifier et donc de les reconnaître est d’en prendre conscience.

 

3. Le besoin de sens

  • Des postulats discutables …

Les raisonnements concrets, qu’ils soient du ressort de la pensée ordinaire ou scientifique, comportent toujours une part de propositions implicites […]. […] il faut prendre conscience de la quantité d’a priori non explicités que toutes les connaissances, même les sciences les plus solides, mobilisent ».[13] Le raisonnement scientifique, lui n’est pas attaquable, mais les postulats de départ, eux, peuvent être remis en cause.

En France, en 2022, les recommandations nationales sont univoques.

Sources Contenus relatifs aux produits laitiers
PNNS 4 Les produits laitiers 2 produits laitiers (lait, yaourts, fromage blanc) par jour (p. 41)

Produits laitiers

Faire évoluer la consommation des produits laitiers chez les adultes de sorte que :

100% de la population consomme au moins un produit laitier par jour ;

100% de la population consomme moins de 4 produits laitiers par jour. (p. 87)

Site manger-bouger.fr Pourquoi et comment les consommer ?

Les produits laitiers nous apportent du calcium essentiel à la formation et à la solidité des os et des dents. Le calcium intervient aussi dans d’autres fonctions indispensables à l’organisme : contraction musculaire, coagulation sanguine, conduction nerveuse…

Site Ameli.fr (Assurance Maladie) POURQUOI LES PRODUITS LAITIERS SONT-ILS INDISPENSABLES À L’ALIMENTATION ?

Les produits laitiers (lait, yaourt, fromage blanc, fromages) sont indispensables tout au long de la vie et plus particulièrement au moment de la croissance chez l’enfant et chez les personnes âgées. Ils apportent du calcium indispensable à la fabrication de l’os et au maintien de sa solidité.

Grâce à la vitamine D contenue dans l’alimentation ou fabriquée par l’organisme sous l’action des rayons ultraviolets sur la peau, le calcium est absorbé par l’organisme. Ces 2 éléments sont essentiels à la construction du tissu osseux et à son entretien. Ils préviennent l’ostéoporose, en particulier après la ménopause.

En outre, le calcium intervient dans d’autres mécanismes corporels essentiels : contraction musculaire, coagulation sanguine, etc.

Ainsi les conclusions sont diffusées et accessibles. Cependant où sont les justifications de ces repères ? Force est de constater que le « raisonnement » des autorités sanitaires (Agence Nationale Sécurité Sanitaire Alimentaire Nationale, Conseil National de l’Alimentation, Haut Conseil de la santé publique) est difficilement identifiable, et peu accessible.

  • … et des arguments convaincants

En sociologie de la connaissance, les croyances peuvent s’expliquer par deux raisons : soit la conviction, soit d’autres causes qui sont le plus d’ordre affectif. Quant à ce dernier, Raymond BOUDON montre que les raisonnements sont vérifiables et non issus de biais affectifs.[14] Dans son article « l’explication cognitive des croyances collectives », il défend le fait que l’argumentation scientifique n’est pas la seule « capable de produire des convictions fondées ». Pour lui, « une argumentation morale peut être aussi solide qu’une argumentation scientifique ». [15] Les raisons des individus sont qualifiées « transsubjectives », ce qui signifie que l’opinion publique les perçoit comme valides. Ainsi, le résultat et l’argumentation n’est pas « attaquable », dans le sens où le but n’est pas de « ranger » les idées dans des cases « vrai » ou « faux ». Pour R. BOUDON, les raisons transsubjectives permettraient aux individus « de se débattre dans une question complexe en émettant des conjectures raisonnables ». Chercher la raison que la personne à d’y croire est le seul moyen de comprendre le sens de cette croyance. L’auteur recommande d’« analyser les croyances comme faisant sens pour l’acteur.[16]

 

II. Quelle réponse du diététicien face à un individu convaincu du « mal fondé » des recommandations nutritionnelles ?

Après avoir exposé les principaux éléments explicatifs des croyances, voici quelques pistes pour les diététiciens confrontés à des personnes dont les croyances vont à l’encontre des recommandations nutritionnelles. Deux situations peuvent se rencontrer : en consultation, face à un patient (A) et lors d’une animation de groupe (B).

Le patient, en consultation

Comme nous l’avons vu, il ne s’agit pas de contredire le patient, d’essayer de lui faire entendre raison, ou encore de le convaincre que les repères nutritionnels doivent être appliqués pour « son bien ». Dans le cas du lait de vache, une attention particulière sera apportée à identifier les fondements de la croyance. Aussi, il y a une différence entre :

  • rejet de toute une classe d’aliments (produits laitiers) ou d’un seul un aliment (lait de vache)
  • suppression ou diminution d’un aliment

En effet, un patient végan (suppression de tous les produits laitiers) et une personne qui a diminué ses apports en lait de vache ne seront pas gérés de la même façon. Le premier a construit son argumentation autour du fait qu’aucun produit d’origine animale ne doit être consommé et le (la) diététicien(ne) n’a pas à revenir sur ce choix. Cependant, il doit aider son patient à éviter les carences. Ainsi, le moyen du diététicien est d’identifier le sens de la croyance pour établir le champ des possibles dans ses propositions d’accompagnement. Il s’agit là de le questionner sur ses représentations.

Enfin, le profil de la personne est également un élément à prendre en considération. On applique une vigilance particulière aux publics fragiles ou avec des besoins qui pourraient être augmentés (enfants en bas âge, seniors, femmes enceintes et allaitantes).

Le participant en animation de groupe

Une des méthode, proposée à l’animateur d’atelier, est de distribuer la parole, d’être chef d’orchestre. Le débat entre pairs s’avère souvent plus bénéfique qu’avec un professionnel. Cela rejoint l’enquête IPSOS cité plus haut. Lors d’une prise de parole venant « contredire » ou « remettant en cause » les repères nutritionnels en cours, il est préconisé par l’équipe de la Maison de la Nutrition de rechercher à faire entrer en débat les autres participants : qu’en pensez-vous ? avez-vous déjà eu cette expérience ? L’animateur modère et contribue, sans valider ou invalider de croyances. Le (la) diététicien(ne) n’a pas à prendre position sur ces arguments qui sont fondés, car ils « font sens ». Il conclue en réinterrogeant le groupe de participants sur ce qu’il retire de tout ce qui vient d’être dit et rappelle les recommandations préconisées en France.

 

Références

[1] Jean-Marie BOURRE (2010), Contre-vérités et désinformations sur les aliments : l’exemple des produits laitiers, Médecine & Nutrition, 46, n°3–4, 55–64

[2] Robert P. HEANEY (2000), Calcium, dairy products and osteoporosis, Journal de l’American College of Nutrition, 19(2 Suppl):83S-99S.

[3] Trésor de la Langue Française informatisé | CNRS-UL

[4] Hélène ROMEYER (2015), Le bien-être en normes : les programmes nationaux nutrition santé, dans Questions de communication 2015/1 (n° 27), pages 41 à 61, p. 45.

[5] Hélène ROMEYER (2015), Le bien-être en normes : les programmes nationaux nutrition santé, dans Questions de communication 2015/1 (n° 27), pages 41 à 61, p. 51.

[6] URL : https://www.ipsos.com/fr-fr/un-francais-sur-trois-ne-fait-plus-confiance-aux-medias-traditionnels-pour-sinformer, consulté le 15/05/2022.

[7] Coluche, Le Clochard analphabète

[8] Nicolas VILLAIN, Ultracrépidarianisme, biais cognitifs et Covid-19, Revue de neuropsychologie 2020/2 (Volume 12), pages 216 à 217.

[9] Raymond BOUDON (1993), L’explication cognitive des croyances collectives, Cahiers de recherche sociologique, n°21, p. 160.

[10] L’outil Décodex, créé par Le Monde, a pour objectif d’aider à vérifier les informations qui circulent sur Internet et dénicher les rumeurs, exagérations ou déformations. https://www.lemonde.fr/verification/, consulté le 21.06.22

[11] Raymond BOUDON (2015), L’origine des croyances bizarres, Commentaire SA, n°149, p. 195.

[12] Nicolas MOINET, Christophe DESCHAMPS, « Outil 27. Les biais cognitifs », dans : Nicolas Moinet éd., La boîte à outils de la sécurité économique, Paris, Dunod, « BàO La Boîte à Outils », 2015, p. 90-91.

[13] François-André ISAMBERT (1992), L’art de persuader des idées douteuses de Raymond BOUDON, fragiles ou fausses, Revue française de sociologie, vol. 33, p. 118.

[14] François-André ISAMBERT (1992), L’art de persuader des idées douteuses de Raymond BOUDON, fragiles ou fausses, Revue française de sociologie, vol. 33, p. 118.

[15] Raymond BOUDON (1993), L’explication cognitive des croyances collectives, Cahiers de recherche sociologique, n°21, p. 161.

[16] Ibid, p. 144.